Annotat: Principes de diktyologie

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Principes de diktyologie - publié le 10/12/2012 mis à jour le 05/01/2018


M. Paul Mathias, inspecteur général de philosophie, est intervenu lors du stage "Penser le numérique" qui s’est déroulé le 17 octobre 2012 à Poitiers. Il est intervenu, non pas ès-qualités, mais pour livrer à l’assistance la situation de ses recherches philosophiques sur les questions de sens que lui paraissent poser les réseaux numériques. Les sous-titres qui divisent le texte ci-dessous pour faciliter la lecture sur écran sont le fait du rédacteur de ce compte rendu.
Annotat.png signalées ainsi, les annotations résultent de débats de la liste "comptoir du Café du Com" dont il a été membre.
Annotat.png D'une façon générale nous rejoignons les prémisses et propos de Paul Mathias, que nous étendons aux notions
  • de "diktyologie" comme une mise en réseau d'ontologies recherchant les croisements :
  • de cohérence comme test de vérité,
  • et de conclusion comme moyen d'efficacité vérifiable.
  • de "mnème" comme la mise en réseau des traces passées, des projets et des possibles humains, le cas échéant "augmenté", en tant que partie du "manware" qu'il introduit.



Nous avons tous une expérience de ce que sont lire des mails, participer à une liste de diffusion, construire un blog etc. Mais en connaissons nous le sens ?

Si nous ne savons pas le définir clairement tout en en ayant un usage pertinent, c’est que nous ne sommes ni tout à fait ignorants et aliénés à un dispositif technique donné, ni complètement savants et libres face à lui.



L’approche technique du numérique

On peut donner une définition technique du numérique. C’est un ensemble de langages informatiques permettant à des machines de communiquer en réseau. Un réseau numérique, et notamment l’Internet, ce sont des machines interconnectées par des câbles, des satellites, de l’énergie, des protocoles informatiques, en vue de diffuser de l’information.

Il y a ainsi :

  • le hardware, c’est-à-dire les machines elles-mêmes dont les composants hypercomplexes renvoient à l’hypercomplexité du réseau industriel qui permet de les fabriquer (penser aux dispositifs techniques nécessaires à la fabrication d’une puce électronique et de ses circuits nanométriques).
  • Et il y a le software, c’est-à-dire des logiciels qui combinent un grand nombre de langages informatiques pour produire les usages naturels qui sont les nôtres. Hard et soft sont inséparables : ce sont comme les deux faces d’une pièce qui comporte cependant
  • une troisième dimension (son épaisseur ?) : le humanware — le tissu humain qui rend l’ensemble du dispositif utilisable et dynamique..

Le numérique et, tout particulièrement l’Internet, forme donc ce triptyque suscitant des idées approximativement vraies. On pense ainsi que l’essentiel du numérique, c’est le software, c’est-à-dire de la pensée, des idées exprimées plus ou moins élégamment à travers un langage informatique, de sorte que certains informaticiens ont pu parler "de poésie appliquée".

Mais on oublie alors facilement qu’il y a des conséquences matérielles et écologiques à cette production de pensée, étant donnée l’inséparabilité du hardware et du software. Il y a lieu de thématiser l’inscription du software dans le monde matériel.

Les enjeux anthropologiques du numérique

Une lecture assez sommaire de Heidegger pourrait nous conduire à dénoncer ici l’arraisonnement de la nature en comptant sur la poésie pour nous sauver. Mais la poésie est peut-être dans la machine, sous la forme de ses algorithmes. Le numérique nous conduit dès lors plutôt à reformuler le problème de la technique.

Le plus important n’est pas ici le contexte de guerre économique de notre question, c’est que le numérique enveloppe notre monde contemporain. Les machines ont acquis un rôle tel qu’on ne peut plus comprendre ce monde sans elles. Tous les éléments artificiels qui nous entourent renvoient à des machines qui relèvent de la numérisation des informations qui leur permettent de fonctionner. Le numérique est ainsi omniprésent.

Cela implique de nouvelles manières d’être ensemble, de construire de l’intersubjectivité car ces machines font passer de l’information, des intentions, des idées, des affects. L’univers machinique dans lequel nous nous accomplissons n’est plus hors de nous mais constitue un continuum qui va du monde industrialo-informationnel "extérieur" à ce que nous sommes.

Il ne s’agit pas de dire ici qu’on vit dans un monde où les machines ont "pris le pouvoir", mais que l’ordinaire de nos existences passe désormais par du numérique. Il faut donc une ontologie des réseaux. Le numérique exprime, différemment du marteau et de la faucille, ce que nous sommes devenus.

La tâche de la philosophie face au numérique

L’imprimerie avait reconfiguré le monde de Montaigne. Dans notre monde, c’est le numérique qui nous reconfigure. Nous vivons dans un océan d’informations qui affecte les aspects les plus triviaux de nos vies. La tâche de la philosophie n’est pas d’abord de s’interroger sur les usages que nous avons du numérique, ce qui relèverait plutôt de la sociologie. Elle est d’expliciter, de rendre compte de la texture représentationnelle et symbolique que présentent les réseaux.

Elle est de comprendre ce que signifie le fait que les machines contemporaines communiquent en permanence, même quand on n’y prend aucune part, automatiquement, comme lorsque des algorithmes organisent pour nous et à notre place des savoirs (Google, Wiki, etc.). Notre ordinateur, en vérité, reçoit et envoie des informations en permanence lorsqu’il est connecté à l’internet. L’Internet, au fond, est en lui-même une écriture permanente et en transit.

Qu’est-ce donc alors qu’écrire ? Une machine, ça écrit, ça produit du sens, même là où il n’y en a pas pour nous, tout simplement du fait des automatismes qu’elle mobilise et des conséquences sémantiques qui en résultent. On peut en parallèle se demander : "qu’est-ce qui vaut le détour dans tout ce que j’ai écrit sur Internet ?" Nous n’arrêtons pas d’écrire, de produire du signifiant, mais le signifié se réduit à l’intérêt personnel, familial ou privé auquel il se résume. Cependant la communication ne se réduit pas à dire des choses importantes ou intéressantes à des interlocuteurs eux-mêmes intéressés. Il y a aussi, dans les espaces numériques, le plaisir de parler pour ne rien dire, ce qui peut demander du talent. Internet est alors le spectacle de l’entre-expression du sens et du non-sens. Il y a de la parole sérieuse, celle principalement qui produit du droit, de la norme. Mais il y a aussi un régime de vie, de la circulation d’écrit et de signification, qui est à lui-même sa propre fin.

On peut alors former un néologisme pour désigner cette étude de ce que les réseaux dévoilent de nous-mêmes, en s’appuyant sur le grec δίκτυο qui signifie réseau : la diktyologie. On peut mener cette étude selon trois axes.

Les trois axes de la diktyologie

L’axe logologique

L’écriture, la production de signifiants fait que les réseaux forment un système de signification en translation. Ainsi quand on écrit un mot dans son navigateur, celui-ci est interprété par ce logiciel, qui l’interprète pour le système d’exploitation, qui l’interprète à son tour pour la machine. On manipule plusieurs langages sans s’en apercevoir, qui s’écrivent avec la machine.
On pourra alors se demander ce que signifie participer ainsi à une oeuvre commune. Nous avons l’illusion d’écrire ce que nous voulons, mais pour cela on utilise des protocoles contraints qui ne peuvent pas être sans incidence sur l’écrit et la pensée qui y préside.

L’axe nomologique : la concurrence des normativités.

Il y a un projet d’"Internet responsable" (éviter les échanges illégaux, voire immoraux, ne pas être agressif...) mais la responsabilité, au delà de la morale familiale ou sociale, consiste par exemple à savoir pourquoi on choisit tel navigateur plutôt que tel autre. La véritable responsabilité est dans l’appropriation des langages. "Le code, c’est la loi", pour paraphraser le juriste américain Lawrence Lessig. Quand une société américaine comme l’ICANN a le monopole mondial de la régulation des noms de domaine de premier niveau (.com, .fr, .org...) avec les codes informatiques qui leur correspondent, cela mérite réflexion.
Si l’on veut des citoyens qui comprennent le monde dans lequel ils vivent, il faut alors leur apprendre à lire et à écrire les langages informatiques et à réfléchir sur les potentialités du numérique en termes de liberté ou d’aliénation.

L’axe égologique

La question n’est pas "que suis-je dans cette salle des machines ?" mais "qu’est-ce que cette subjectivité liée à Internet, qui se définit par le numérique ?" Nous sommes à distance numérique de nous-mêmes car les réseaux sont de la mémoire et des traces, et non pas simplement le dépôt de ce que nous fûmes et de ce que nous continuons d’être. Les réseaux permettent ainsi de mettre sur le même plan passé et présent. D’un point de vue informatique, il n’y a pas de différence essentielle entre entre 2002 et 2012 : l’on est "tout entier" dans ce qu’on écrivit en 2002, "tout entier" dans ce qu’on écrit en 2012. L’identité personnelle est ainsi devenue élastique. Elle est exposée non plus seulement aux intentions de mes interlocuteurs mais à des machines qui définissent mon identité. Par exemple, mon identité est prise en charge par des sites marchands qui, au moyen de leurs algorithmes, se souviennent de mes précédentes recherches et me proposent des produits susceptibles de m’intéresser.
Tout cela ne nous plonge pas dans les mondes de Blade runner ou de 1984 mais mérite d’être élucidé pour comprendre à nouveaux frais la façon dont nous produisons notre monde.



« De la diktyologie » Paul Mathias

L’internet est à mettre au nombre de ces choses que l’on connaît « comme ça », par la familiarité qu’on en a et la proximité qu’on leur reconnaît aux préoccupations récurrentes de la vie ordinaire. Instrument de travail, espace de jeux et de loisirs, outil pour l’instruction ou les contraintes de la domesticité, l’internet est « là-devant » et ne présente guère d’autres difficultés que celles qui sont liées à l’apprentissage technique de l’informatique et de ses usages communicationnels. Dans une très large mesure, les réseaux déterminent ainsi une expérience à la fois efficace dans ses effets, car nous savons généralement bien nous y prendre pour obtenir les résultats que nous en escomptons ; et assurément aveugle à ses propres conditions de formation et d’exercice – protocoles informatiques, contraintes systémiques – aveugle a fortiori à sa portée et à son sens. Ce qui du reste importe assez peu. Après tout, on n’exige pas d’un automobiliste qu’il connaisse les lois de la mécanique ou de la résistance des matériaux, ni du promeneur solitaire qu’il maîtrise la géologie ou bien encore les règles administratives ou coutumières régissant l’occupation des territoires. Il faut se rendre à cette évidence que l’usage en aveugle d’un outil quelconque n’interdit pas qu’il soit efficace, et n’implique pas que son usager soit comme on dit « aliéné » à la sphère d’appartenance de cet outil. Ainsi, comme bien d’autres instruments de production ou de travail, l’internet nous est disponible et, incontinent, nous en disposons.

Très paradoxalement, c’est sans doute la raison pour laquelle la simple question de savoir ce que sont l’internet ou les réseaux numériques est une question extrêmement difficile à poser. Non parce que nous sommes dans l’ignorance mais parce que nous savons ! effectivement, les outils cognitifs ne manquent pas, du moins pour ce qui est de fixer une description satisfaisante des réseaux. Au premier chef desquels la connaissance naïve, c’est-à-dire la perception pratique que nous en avons, un mélange de l’usage que nous en faisons et du sentiment qui l’accompagne de « nous y connaître ». Il n’est à cet égard nullement aberrant d’affirmer que les réseaux numériques sont constitués de machines informatiques interconnectées au moyen de câbles, alimentées par une source d’énergie électrique appropriée, et qu’elles mobilisent des fonctions logicielles capables de recevoir ou de diffuser des données, c’est-à-dire de l’information, quelle qu’en soit la nature ou la pertinence. C’est à quoi nous nous entendons si bien, car nous sommes globalement habiles aussi bien à recueillir l’information qui circule sur les réseaux qu’à l’y publier : nous naviguons, nous échangeons, nous lisons, nous écrivons. Ainsi, la question de savoir ce que sont les réseaux présente naturellement, à nos yeux, une dimension essentiellement descriptive et, naturellement, elle appelle des descriptions, dont nous sommes pour une bonne part, justement, capables de fournir une raisonnable variété, assez souvent pertinentes, parfois même un peu savantes.

Et pourtant il faut insister : « Que sont les réseaux ? »

DIFFICULTÉ DE LA QUESTION

Peu évidente, la question présente un de ces caractères de pesante familiarité qui tendent subrepticement à nous voiler le sérieux de nos interrogations. Car, en vérité, et à bien y réfléchir, les réseaux numériques, en tant que tels, ne sont tout bonnement pas des réseaux numériques ! Principalement pour cette raison qu’ils recouvrent un tissu industriel considérable, dont ils ne sont pas seulement le produit, mais le prolongement pratique ou l’extension sémantique. On a trop vite fait d’oublier que « le virtuel », expression parfaitement allégorique du monde numérique, dénote, parmi bien d’autres, une des manifestations les plus concrètes du monde qui est le nôtre, et dans la matérialité duquel nous traçons les lignes de fuite de l’intelligence et de ses pratiques, de la culture, de ses objets techniques ou esthétiques et, en somme, de l’ensemble de nos univers symboliques. Considérons en effet ce « tissu industriel » formant la trame des réseaux numériques. S’il faut évidemment songer à l’industrie informatique, il ne faut pas oublier d’y intégrer les industries lourdes auxquelles fait appel la première : extraction de minerais et de carburants fossiles, production d’énergie, fabrication de matériaux appropriés à des tâches de calcul complexes, construction de centres industriels spécialisés – la Silicon Valley, par exemple –, câblage des continents, mise sur orbite de satellites, etc. On le voit bien, l’image qu’on se donne naïvement des réseaux numériques comme de réseaux « virtuels » est totalement fallacieuse et trahit une manière d’oublier – ou peut-être de refuser de considérer – le très profond enracinement de notre contemporanéité dans un monde dont elle exploite les ressources bien plus qu’elle ne se libère de sa matérialité. La question de l’enracinement des pratiques humaines dans la chair du monde n’est du reste pas neuve, comme en attestent par exemple les analyses heideggeriennes de La question de la technique. Ce qui, en revanche, est nouveau, est la relative invisibilité des problèmes liés à la construction de l’industrie numérique qui, en un sens, est moins numérique qu’elle n’est une industrie.

Ainsi, tirant bénéfice d’une exploitation parfaitement « normale » des ressources de la nature – phénomène dont il ne s’agit d’ailleurs pas de regretter la réalité, mais dont il est utile de comprendre la nécessité, la logique et les formes alternatives – l’industrie numérique produit des simulacres de virtualité sous couvert desquels nous croyons au caractère parfaitement anodin de son développement. Le postulat d’une architecture strictement sémantique et communicationnelle du rapport aux autres et du monde qui nous est à tous commun, tend à en oblitérer complètement le substrat matériel et les problèmes qui lui sont associés. Enfermée dans la familiarité inquestionnée d’un idéalisme informationnel, notre compréhension des technologies de l’information et des réseaux s’adosse à un « oubli » des conditions matérielles de leur production et des contraintes de toutes sortes qui les accompagnent : économiques, sociales, souvent politiques.

Au détour de quoi, il devient manifeste que les réseaux renvoient également aux expériences les plus diverses d’une humanité aux prises de manière extrêmement complexe avec elle-même, et qui en est venue, par voie de textes, d’images, de sons, d’objets de sens1 disséminés en des myriades d’instances numériques, à construire son monde et à se reconfigurer elle-même selon des modalités principalement techno-informationnelles. Les espaces numériques ne sont pas des lieux à part le monde de la vie et des choses, ils ne forment pas plus des territoires informationnels délimités par des compétences et des spécialités savantes – l’informatique et ses métiers – mais ils sont désormais notre monde, comme ils sont l’élément dans lequel et à travers lequel nous nous réfléchissons nous-mêmes et renvoyons, des uns aux autres, les marques de nos activités intellectuelles et pratiques.

« Humanité aux prises avec elle-même », cela peut d’ailleurs s’entendre en un double sens. Premièrement, ressortissant à un véritable entoilage industriel du monde, l’existence des réseaux numériques témoigne d’une certaine conception que nous en sommes venus à nous faire de notre rapport à notre monde et à son exploitation. L’idée d’une ère « postindustrielle » est à cet égard elle-même fallacieuse, dans la mesure où elle donne à croire que les réseaux se déploient sur le monde, mais sans le monde, et qu’ils participent d’une sorte de « désexploitation » de la nature. Nous n’aurions plus rapport aux choses et aux êtres, ou du moins ce rapport se serait distendu, relâché, atténué. Nous sommes – ou croyons être – essentiellement reliés à de l’information qui ne fait elle-même que renvoyer à de l’information. Dans la société civile, par exemple, ou dans le monde de l’économie qui s’est, paraît-il, « virtualisée », ce ne sont que « services » et « transactions électroniques ». Ainsi notre rapport au monde serait-il devenu celui d'une utilité ou d'une pertinence de l'information, non plus celui de la production de biens et d'objets, c'est-à-dire, précisément, d’un rapport à la nature. Nous aurions désormais affaire à une humanité nouvelle et d’autant plus soucieuse de son espace de vie et de ses responsabilités face à son propre avenir, qu’elle peut d’ores et déjà s’économiser le souci des choses – manière de nouvel humanisme enté sur un respect tout informationnel de l’environnement et de ses nécessités.

Là semblent se dessiner, deuxièmement, de nouvelles formes de dialogue de l’humanité avec elle-même, grâce à la mise en relation d’hommes et de femmes au-delà des territoires qu’ils occupent, des univers sociaux qui les déterminent, des cultures qui les habitent. Pour dire autrement, des communautés humaines se forment et se cristallisent qui ne tiendraient plus aux contraintes d’une histoire et d’une géographie leur préexistant, mais aux translations sémantiques dont les réseaux seraient désormais le véhicule privilégié. L’idée est ancienne, « la parole fait l’homme » ; mais la parole réticulée ne concerne plus tant les individus ni les groupes que le monde humain en tant que tel, qu’elle traverse en permanence, qu’elle anime, qu’elle dynamise, qu’elle réalise enfin sur le mode d’une rumeur constante, plurivoque, et au fond parfaitement inaudible.

Déterminé par des contraintes de type politique, économique et social, le développement des réseaux requiert donc à l’évidence des analyses que les politistes, les économistes, les anthropologues et les sociologues peuvent à la fois poser et tenter de résoudre, avec du reste le secours des statisticiens, des physiciens, des mathématiciens. De l’étude des usages au dimensionnement des infrastructures industrielles, de la construction des centres de traitement de l’information à l’examen de la diffusion des connaissances, ou de la démocratisation de l’outil informatique à l’étude environnementaliste de ses effets écologiques, il y a une infinité de liens qui justifient amplement le développement de ces savoirs dans une optique collaborative et pluridisciplinaire. Les sciences dites « exactes » ou « dures », mais aussi les sciences humaines, ont les moyens de convertir l’illusion de la familiarité en une connaissance relativement exacte des réseaux, de leur histoire, de leurs possibilités, peut-être même – au moins partiellement – de leur avenir.

Mais la philosophie ? Si les réseaux numériques appellent une approche scientifique, au sens d’une connaissance appropriée des théories mathématiques et physiques – théorie des graphes, physique des flux – ainsi qu’une approche savante, au sens d’une connaissance appropriée des structures économiques et sociales sollicitées par eux, quelle place la philosophie peut-elle véritablement occuper dans une description, une analyse, et en somme une interprétation pertinente de la réalité matériellement et structurellement extrêmement complexe des réseaux numériques ? Se situeraient-elles aux confins des sciences humaines, les disciplines philosophiques n’en sont pas moins démunies des instruments de l’analyse objective des réseaux : instruments de mesures statistiques, instruments conceptuels du calcul, et même instruments traditionnels et pour ainsi dire « naturels » de l’anthropologue et du sociologue : enquêtes de terrain, dialogue avec les usagers, considération du détail de la vie dans l’épaisseur de sa quotidienneté. Dénuée des ressources de l’expérience et inapte à des manipulations conceptuelles et théoriques approchant celles des sciences exactes aussi bien qu’humaines, la philosophie semble particulièrement mal ajustée au développement du monde des réseaux numériques dont elle serait une simple utilisatrice, exactement au même titre que n’importe quelle autre pratique intellectuelle ou académique de recherche.

On serait donc tenté de considérer que les réseaux numériques ne peuvent pas constituer un authentique objet philosophique, ou que – ce qui revient au même – la question : « Que sont les réseaux numériques ? » ne peut pas être posée sous l’angle de la philosophie. Autrement formulée, l’idée qui se fait jour ici serait que l’internet ne pourrait pas constituer un objet philosophique, mais qu’il serait purement et simplement un objet de l’expérience, une chose parmi d’autres choses, sans doute complexe, mais sans dignité conceptuelle propre. Encore autrement : les réseaux peuvent bien faire l’objet de multiples descriptions ontiques – observation, analyse, et mise en mots de réalités qui sont là, données, « tout simplement » – mais ils ne peuvent en aucun cas être placés au centre d’une analyse ontologique et par conséquent nous instruire non seulement de ce qu’ils sont, mais aussi de ce que nous-mêmes nous sommes du fait des procédures intellectuelles que nous mobilisons pour nous construire et tout simplement pour « être ». Une ontologie des réseaux numériques ? L’entreprise fait-elle même écho à la moindre exigence ? De quelle nature et au nom de quoi ?

UNE APPROCHE PHILOSOPHIQUE

Revenons donc à la question : « Que sont les réseaux numériques ? ». Une approche philosophique impliquerait d’attester qu’ils forment effectivement un objet philosophique. Aussi la question est-elle en son fond : « Qu’est-ce qu’un “objet philosophique” ? ». À la lumière de la tradition, on répondra qu’il s’agit de la « perspective philosophique » selon laquelle un objet quelconque est abordé dans la réflexion. Dans l’Hippias Majeur de Platon, c’est un chaudron qui sert de support théorique à l’examen de la question du beau ; dans son Théétète, un colombier tient lieu de métaphore pour appréhender ce qu’est « posséder un savoir ». La philosophie, pourrait-on en dire, ne se construit pas seulement à partir de concepts « lourds », mais aussi d’allégories légères et selon des règles de rhétorique proches de la littérature et de ses plaisirs. Il serait cependant très inapproprié d’en conclure que l’approche philosophique d’un objet consiste dans son approche allégorique ! Plus sérieusement, donc, on admettra que sur un objet quelconque une « perspective philosophique » consiste non tant à en expliquer la proximité à d’autres objets – comme on peut considérer que les réseaux numériques résultent du développement des industries de la fibre optique et du câble – mais à en expliciter l’horizon de signification et la participation au destin même d’une humanité vivante et productrice de ses propres conditions d’existence, notamment intellectuelles et symboliques. Au-delà d’une réalité donnée des choses, il y a donc la façon dont nous les appréhendons, c’est-à-dire dont nous appréhendons leur raison d’être en relation avec ce que nous nous représentons – concevons, imaginons, croyons – être notre propre raison d’être, de faire, de penser, d’exister. En ce sens, une perspective ontologique sur les réseaux ressortirait moins à une ontologie des réseaux qu’à une manière de considérer les réseaux comme intégrés à une ontologie qui les excède sans doute, mais dont ils sont désormais à l’évidence un mode privilégié de constitution. Et c’est précisément à quoi revient la question de savoir ce que sont les réseaux, qui est en vérité la question de leur sens d’être.

Viser l’internet au point de vue de la philosophie, c’est ainsi en intégrer le phénomène dans un système de représentations au sein duquel il ne tient pas seulement lieu d’outil mais peut-être de matrice pour la production, précisément, de notre propre système de représentations. Une perspective philosophique sur l’internet ne peut certainement pas rester ignorante des conditions infrastructurelles auxquelles il doit d’être ce qu’il est. Il n’est par conséquent nullement aberrant de considérer qu’après tout, les réseaux sont faits de câbles et de machines, mais il ne l’est pas plus d’avouer que des câbles et des machines ne composent guère que des câbles et des machines, et non pas à strictement parler l’internet ! Ce qui est facile à comprendre : câbles et machines sont exactement la même chose selon qu’il y circule ou non de l’information, que des flux y transitent ou non, que de l’énergie est en somme affectée à leur fonctionnement ou non. Et l’Humanité disparue, les ressources énergétiques épuisées, câbles et machines formeront toujours le même tissu industriel, le même maillage matériel qu’on peut, sans doute approximativement, appeler « l’internet ». D’où il résulte que l’approche étroitement matérialiste du phénomène des réseaux ne suffit pas à en épuiser le « sens d’être », tout simplement parce qu’elle ne suffit pas à en poser la question au point de vue de l’analyse philosophique. D’où il résulte également, en fin de compte, qu’une philosophie de l’internet porte sur sa texture représentationnelle et symbolique et concerne notre manière de nous y penser, et non pas tant nos façons de communiquer.

C’est pourquoi il importe d’engager la question selon un autre angle d’attaque, en demandant s’il convient véritablement de définir l’internet au point de vue de ses déterminations physiques, territoriales, ou même économiques et industrielles. Il ne s’agit pas de prétendre que ce sont là des caractéristiques secondaires ou subalternes des réseaux, il s’agit plus simplement de comprendre que ce n’est peut-être pas sous cet angle qu’une ontologie des réseaux serait possible, mais à la condition d’une redéfinition de ce qu’ils sont, qui n’est précisément pas leur existence ontique et matérielle : câbles, machines, ressources énergétiques, etc. Disons mieux. Au point de vue de leur existence ontique et matérielle, les réseaux sont formés d’une infrastructure économique et industrielle extrêmement complexe, mais également d’une infinité de fonctions et de cristallisations informationnelles et logicielles : non seulement la Toile et ses ressources infinies, mais des archives plus ou moins accessibles, des boîtes aux lettres électroniques sans nombre, etc. Ce qui n’implique pas qu’on ait, des réseaux, la représentation d’une espèce d’infinie mosaïque logicielle. Si l’internet résulte de la mise en œuvre de multiples programmes informatiques destinés à en actualiser les fonctions nominales – communiquer, échanger des informations – celles-ci, à leur tour, ne sont pas de simples fonctions mais réalisent une nébuleuse d’intentions, d’expériences, de routines, de visées intellectuelles et pratiques. Où se fait progressivement jour une évidence nouvelle, que l’internet est cette nébulosité sans frontière et sans épicentre et qu’il est cette réalité actualisée de nos intentions, de nos expériences, de nos routines, de nos visées intellectuelles et pratiques : de nos représentations et de leur mise en réseau informationnelle. En ce sens, quoi qu’on prétende viser par le nom « internet », il désigne en son fond une réalité constituée de l’entrelacs intégral et toujours actuel de l’ensemble de nos communications réticulaires effectives. En termes un peu abstraits, mais formellement mieux assurés, cela signifie que les réseaux ne sont pas leur graphe ; ou bien encore que le graphe nous permettant de nous donner une représentation des réseaux n’en est qu’un certain état arrêté et non pas la réalité, non pas l’être même. Considéré, en revanche, au point de vue de sa dynamique effective, l’internet proprement dit émerge du nombre indéfini des flux informationnels actuels, concurrents et récurrents qui permettent de le définir comme écriture en transit.

« Sens d’être de l’internet », cela s’avère du même coup une expression dont il faut démêler l’écheveau. On pourra considérer, en effet, que les réseaux « ont un sens », c’est-à-dire traduisent une nouvelle configuration de notre être-au-monde, qui appelle une mise en proximité des descriptions de l’anthropologie et des analyses de la philosophie considérée comme recherche de notre propre sens d’être – par exemple à la manière de la phénoménologie. Les questions qui se posent alors sont celles qui ont trait aux effets humanisants ou déshumanisants d’un voile technologique jeté sur un monde effectivement très divers, à certains égards réfractaire à ce voile, à d’autres égards parfaitement adapté à ses contraintes et à leur exploitation. En ce sens, une « philosophie des réseaux » – dont le nom est : diktyologie – est une réflexion sur le sens ou l’absence de sens des pratiques réticulaires et, par conséquent, sur les effets-en-retour de l’ancrage informationnel de notre monde et de notre contemporanéité. Des possibilités qu’il offre et de la rationalité de ses effets, nous n’avons que de vagues anticipations, des imaginations en formes d’espoirs et une vision en mode d’incompréhension. « Sens » et « absence de sens » concernent de fait ensemble le déploiement de notre contemporanéité, dont les figures technologiques et informationnelles sont devenues parfaitement solidaires de la réalité concrète de notre monde de la vie. Or, que savons-nous dire du fait que « monde » ne désigne nullement une extériorité dont nous donnerions et translaterions des images informationnelles et numériques ? Que savons-nous penser de ce phénomène qui consiste à n’être nous-mêmes qu’enserrés dans les rets de la communication, de ses redondances, de sa pervasivité, de sa transparence et de son ubiquité ? « Monde » désigne désormais, pour nous, une façon de produire notre humanité sans pouvoir considérer le silence et la déconnexion autrement qu’au titre d’une amputation, serait-elle sociale, ou bien économique, voire politique et culturelle. Mais, de la nécessité de l’univers informationnel et réticulaire ne découle pas celle de la compréhension que nous pouvons en avoir, ni seulement de la rationalité de son être. Ainsi en un premier sens, à peine approché, « diktyologie » désigne un effort pour établir la signifiance du phénomène de l’internet : non pour discriminer entre ce qui y fait sens ou non-sens, mais pour comprendre ce que signifie pour nous « être » quand il s'agit de nous projeter sur un horizon duquel il n’est plus possible d’oblitérer la dimension tout uniment technologique, informationnelle et réticulaire.

Mais il y a plus, car « sens d’être de l’internet » pourrait bien s’entendre d’une autre manière. Quel est en effet cet « être » de l’internet et à quel « réel » renvoie-t-il ultimement ? S’il est pertinent d’affirmer qu’il émerge des flux informationnels que nous produisons du fait de nos activités réticulaires effectives, il faut en conclure qu’en son fond l’internet se caractérise par de purs effets de données et qu’il est à ce titre réductible à une écriture dont il exprime la translation permanente. En d’autres termes, il est moins question, ici, d’affirmer que l’internet a un sens, que d’affirmer qu’il est sens. Comprenons que la réalité en est celle de transferts communicationnels sans limites assignables, et qui ne peuvent exister s’ils ne sont pas purement et simplement écrits. Sous des formes d’ailleurs extrêmement diverses tenant à la superposition des couches logicielles dont les réseaux sont, au point de vue de leur existence, la conséquence effective et manifeste.

« Écriture », il est vrai, doit s’entendre en un sens très large. Les réseaux sont certainement l’occasion de pratiques scripturales assez diverses, qu’il s’agisse de genre épistolaire, de tentatives poétiques ou de pratiquer l’essai. Mais là ne sont pas les formes uniques ni exclusives de l’écriture. Cliquer, passer sa souris sur certains types de liens, parfois même sans les activer, télécharger du son ou de l’image, ce sont là encore et toujours des pratiques d’écriture qui ne font qu’actualiser des programmes informatiques ou certains modules dont ces derniers sont constitués. Écrire, en ce sens, ce n’est pas toujours à la lettre écrire ; mais c’est toujours actualiser de l’écrit et c’est toujours essaimer des traces informatiques, les « paquets » de données que nous égrenons constituant les repères scripturaux de pratiques réticulaires extrêmement variées.

Affirmer que « l’internet est sens », ce n’est nullement présumer de la valeur de vérité de ses contenus ou de leur valeur esthétique, mais c’est, peut-être plus littéralement, considérer que le système des échanges numériques – le système communicationnel de l’internet en tant que tel – consiste fondamentalement en un système de significations en translation. Une philosophie des réseaux, une diktyologie, a donc pour tâche d’élucider le système réticulé de nos translations communicationnelles. N’entendons pas qu’il lui appartienne d’en analyser les contenus objectifs, d’en distinguer les catégories – privé, public, économique, politique, culturel, etc. – par conséquent d’en expliquer les émergences et les finalités. Il s’agit, bien plutôt, de chercher à comprendre ce que peut être le monde de nos représentations en tant qu'il est constitué comme « le système réticulé de nos translations communicationnelles ». Ce qui est une manière d’exclure certaines analyses dont la pertinence n’est précisément pas du ressort de la philosophie, mais d’autres disciplines bien mieux adaptées à leur essor. Ainsi, par exemple, il ne nous appartient pas d’évaluer ni d’authentifier le sentiment qu’il est habituel de nourrir au sujet d’une liberté de parole ou d’action supposée sans limites – questions au moins partiellement réservées au Droit ; il ne nous appartient pas d’assurer ni de réfuter la conviction dont il est devenu courant de se satisfaire, que les réseaux offrent une opportunité infinie pour que nos pensées s’élèvent à la dignité de l’écrit – questions dont peuvent s’alimenter certaines branches de la Psychologie ; ou, dans un tout autre ordre d’idées, il ne nous appartient pas de donner les outils d’une censure supposée « philosophique » des réseaux, au motif des effets désastreux qu’une exposition soutenue à la pornographie ou à la violence pourrait avoir sur les populations, la jeunesse, l’esprit civique, etc. En un mot, donc, il est clair que les implications socio-psychologiques de l’usage des réseaux n’en sont pas des implications philosophiques ni même, plus généralement, proprement théoriques. Et autres, en vérité, sont les raisons pour lesquelles « système de significations en translation » appelle une analyse philosophique de la question des réseaux.

Nous écrivons « à tout bout de champ », presque tout à fait ignorants du geste même de l’écriture et de son efficace discursive. Assez modestes, ordinairement, pour ne pas nous dire « écrivains », nous cultivons encore la présomption de nous croire « écrivants » quand, en vérité, nous ne sommes que scripteurs : au-delà de nos pages s’insinuent des traces, du code, des fonctions et des opérations qui sont notre œuvre véritable et qui, pourtant, ne sont pas nôtres mais, pour l’essentiel, des effets machiniques et algorithmiques. Pareille « œuvre » appelle, dès lors, comme une nouvelle philologie entée non sur l’étymologie ou l’histoire des pratiques linguistiques, mais sur la réalité complexe et modulaire conjointement formée par des langages informatiques multiples et imbriqués, et par des pratiques culturelles disparates, savantes et profanes, signifiantes ou inconséquentes.

UN AXE PHILOLOGIQUE

Considérant ce que peuvent être des « significations en translation », il ne faut pas s’en donner une idée restrictive et univoque. Car le discours réticulaire n’est pas régi par la logique de l’argumentation, les normes du débat, une manière de mesure et d’ordre dans l’échange des « raisons » ou l’écho que se renvoient des discours. Immense essaim de mots, d’images, de sons, l’internet ne fait pas sens, tandis cependant qu’il est sens. Il ne « fait » pas sens comme à l’intérieur d’une communauté quelconque peut surgir quelque chose comme son discours propre. Si l’internet est discours, il n’y a rien de tel en retour que le « discours de l’internet », et le sens s’y distribue comme en une infinie clameur, non dans l’unité, même vague, d’un discours audible, déchiffrable, intelligible. Pour dire autrement, qu’il soit sens n’implique pas que les réseaux fassent circuler des significations saisissables selon une normativité et une logique précises, cela n’implique donc pas qu’ils soient opérateurs d’une construction univoque du sens, celui par exemple d’une humanité postmoderne qui aurait trouvé en eux le véhicule approprié de sa conscience de soi singulière – nouvelle figure impréméditée de l’esprit absolu. En vérité, et bien plutôt, là où est le sens, dans les réseaux – partout ! – là, également, reste indécidable la question de savoir si une hiérarchie des significations reste possible, là reste indécidable la question de savoir si un « vrai » se distingue précisément d’un « faux » et quels sont les critères d’une telle distinction. L’internet est sens parce que non seulement il est tressé de myriades d’objets de sens – productions intellectuelles de toutes sortes, de toutes formes, de toutes finalités – mais parce qu’il est aussi et surtout formé par leur infinie circulation. En quoi ce dont la signification reste incertaine est l’ensemble de nos propres pratiques réticulaires, desquelles du sens émane sans doute, mais desquelles aussi il y a toujours difficulté à dire qu’elles ont du sens, tant leur nombre infini, leur volatilité et une douteuse efficacité les rend confusément observables, mal évaluables, impossibles à hiérarchiser en un ordre quelconque du discours.

Les réseaux imposent donc de ne pas confondre le sens que peut recouvrir sur un plan global et structurel une volonté universellement partagée de signifier, et le sens pouvant s’exprimer dans telles et telles productions réticulaires, sur tels et tels sites, au cœur de tels et tels blogs. Pour dire vite, il n’y a pas de continuité du sens au sens. Entendons : l’expérience réticulaire de la discursivité participe d’une appropriation des instruments de la parole et du sens, l’outil informatique devenant le véhicule privilégié de nos intentions les plus contingentes de signifier, mais dans le même temps elle n’implique pas que chaque création, chaque tentative ou chaque projet puissent faire l’objet d’une évaluation claire, normée, et pertinente de leur sens « objectif ». Ainsi, de la circulation globale des objets de sens ne se déduit pas la signification locale de chacun d’eux ; ou inversement, des intentions locales des scripteurs ne se déduit pas la pertinence globale de l’essaim d’objets de sens dont ils sont l’origine et dont la synthèse à la fois actuelle et volatile est l’internet.

Certes, nous n’entreprenons jamais d’écrire sans quelque raison, soit souci de communiquer – pratique protéiforme s'il en est –, soit souci de mettre à plat le tissu informe de nos pensées ; à moins qu’il ne s’agisse purement et simplement de créer, d’entretenir, de fortifier tels et tels liens avec tels et tels compagnons. Il ne faut pourtant pas interpréter les pratiques réticulaires en termes d’« agents raisonnables » et d’« intentions délibérées ». La volonté de signifier que renferment nos pratiques réticulaires s’apparente bien plutôt à un tissu relativement lâche de finalités et se rapporte à quelque chose de passablement « insignifiant », comme on dit ordinairement, mais qui n’est nullement négligeable, même s’il prend l’allure d’une atélie ou « absence de finalité ». Ce n’est pas que nous ne savons pas ce que nous voulons ou faisons ; c’est plutôt qu’il n’y a pas de commune mesure entre les intentions que nous sommes en mesure, le plus souvent, de projeter à l’horizon de nos décisions intellectuelles, et les conséquences effectives qu’elles peuvent avoir et qui donnent sens en retour à l’action même d’écrire qui les soutient. Les pratiques traditionnelles de l’écriture ne souffrent pas de cette atélie : que nous soyons appelés à nous exprimer sur des supports publics ou privés, dans un cadre institutionnel ou entrepreneurial, nos pratiques d’écriture sont toujours prises dans des systèmes plus ou moins complexes d’évaluabilité. L’écriture réticulaire n’a pas ce privilège, ou bien si l’on préfère : elle surgit dans un contexte d’éclatement des cadres d’évaluabilité qui sont traditionnellement les siens, puisque de l’écriture à la publication et à la diffusion, les réseaux donnent au moins l’illusion d’une parfaite spontanéité des pratiques intellectuelles qu’ils mobilisent, par conséquent d’une parfaite transparence des processus qu’ils mettent en œuvre.

Ce qui appelle à réfléchir à au moins deux points :

Le premier concerne l’illusion même de la « spontanéité ». Sans doute sommes-nous portés, dans nos pratiques réticulaires, à participer à un mouvement infini de production et de publication d’objets de sens de toutes sortes. De manière aussi évidente qu’elle est pourtant subreptice, une telle activité intellectuelle requiert la mobilisation de compétences, de rhétoriques classiques ou informatiques dont nous nous économisons paradoxalement la conscience, comme s’il allait de soi que, de l’écriture personnelle à la lecture des autres, le fil tendu devait rester consistant et ininterrompu. Écrire équivaudrait à parler, et parler ne serait que l’expression manifeste de pensées qui ne tariraient jamais. L’internet formerait-il donc un espace public exclusivement animé de savants et de philosophes, ou à la rigueur de techniciens et de professionnels ? Rien ne permet de le conclure, mais chacun aurait néanmoins « son mot à dire » et, pour le dire, la seule médiation d’un clavier qu’on suppose disponible et à portée de main. Où réside précisément l’inconséquence. Un clavier n’est pas un simple ustensile domestique, mais l’interface entre des pensées qui se cristallisent de manière plus ou moins rigoureuse et intelligible, et une puissance d’écrire qui se décline en termes autant littéraires que technologiques, en termes autant de force de conviction que de compétence informatique, celle-ci travaillant à donner réalité à des chaînes de pensées dont c’est alors le mode original d’existence.

D’où le deuxième point, qui concerne le statut très paradoxal, voire contradictoire, de la publicité de la parole réticulée. Car il faut se rendre à cette évidence que le plus souvent, sur les réseaux, la voix ne porte pas et, dans l’essaim du signifiant, l’écrit reste pour l’essentiel illisible. Nos interlocuteurs ? Principalement des avatars, des « pseudos », scintillement vaguement reconnaissable manifestant la présence évanescente de coordonnées électroniques ! Nos seuls lecteurs, ceux dont nous puissions nous assurer qu’ils nous collent à l’intelligence et furètent à l’affût des moindres transformations de nos dires, ce sont les robots et non des hommes, qui scrutent les pages que nous composons, les blogs que nous animons, les constructions dont nous nous félicitons, pour en dresser programmatiquement l’architecture et la révéler aux recherches de celles et de ceux qui, par extraordinaire, croisent nos propres thématiques. La diktyologie est, pour ainsi dire, une discipline de l'inaudible que renvoie la clameur généralisée de l’internet. Ses objets, le « vouloir-dire » et le « pouvoir-écrire » – logologie et grammatologie – se dessinent sous la forme de connexions sans communication, de production de sens sans assimilation de sens, de pratiques sans mimétique, mais toutes en redondance, sans édification, mais toutes en réplication. D’un essaim de singularités, on ne voit généralement qu’un uniforme besoin d’expression et, dans le leurre de l’expressivité, le simulacre d’une improbable intelligence collective. Au-delà de quoi « dire », « communiquer » et « penser » sont les thèmes renouvelés d’une philosophie aux prises avec nos tentatives désespérées d'appréhender le sens des choses en même temps que celui de nos propres interactions représentationnelles et cognitives.

UN AXE NOMOLOGIQUE

Mais « système de significations en translation » ouvre d’autres horizons encore pour une philosophie pratique de l’action et de sa normativité. En tant que telles, les pratiques d’écriture sont en effet des actions qui impliquent diverses formes de régulation, que nous trouvons par exemple dans les normes académiques auxquelles nous sommes assujettis, les genres littéraires que nous cultivons, les bienséances de la parole auxquelles nous nous plions. Parler, c’est agir, que ce soit par la voix, par l’écrit, ou même par le geste. Seulement, les processus régulatoires régissant les pratiques réticulaires ne s’exercent pas selon des modalités comparables à celles qui concernent le monde de la vie « hors ligne ». Non que les réseaux soient affranchis de toute normativité ; il serait plus juste d’affirmer qu’ils sont encombrés, voire saturés de procédures normatives hétérogènes et hétéroclites : contraintes techniques et systémiques, contraintes logicielles, règles de vie, de droit, de morale. Que nous en ayons ou non conscience, notre expérience de l’internet et des réseaux est criblée de contraintes que nous assumons volontiers ou qui l’infléchissent de manière transparente – donc invisible à nos yeux – et sans appel. Et quel que soit, par conséquent, le sentiment que nous pouvons conserver de notre liberté, les contraintes que nous subissons traduisent plutôt l’aliénation de notre expérience réticulaire que sa candeur ou sa spontanéité.

Pourtant, la question n’est pas vraiment celle du déterminisme technologique auquel notre liberté aurait à faire face. Car le phénomène de l’internet ne se résume pas en un système de contraintes technico-informatiques d’où seraient issues des nécessités nouvelles pour le législateur, le juriste et, au bout du compte, le juge et l’officier de police. Ce qui est plutôt en jeu, c’est le schème de rationalité qui commande les normes à l’œuvre sur les réseaux et conditionne leur efficacité. « Hors ligne », toutes nos pratiques sont régies selon des agencements qui mobilisent des instances de décision, d’une part – les pouvoirs laïc ou religieux, la famille ou l’État, l’école ou le camarade – et des dispositifs prescriptifs ou coercitifs appropriés, d’autre part – les lois, les règlements, l’institution judiciaire, etc. On a donc ordinairement affaire à une rationalité pour ainsi dire linéaire, qui fait correspondre des actions mesurées à des principes mesurés d’action. C’est cela précisément qui manque à l’espace régulatoire de l’internet. « En ligne », il n’existe aucun système normatif déterminé, mais un ensemble élastique et mobile d’ordres de contrainte qui sont en conflit, d’une part, les uns avec les autres et, d’autre part, eux-mêmes avec les normes traditionnelles du droit, de la morale et, pour dire plus généralement, de tout ce qui régit le monde de la vie politique, économique et sociale. Paradoxalement, les réseaux ne se caractérisent par aucune espèce d’« anomie », ils se caractérisent par une manière d’« hypernomie » qui remet en question l’idée même de normativité. Car ils réunissent un ensemble de contraintes qui témoignent à la fois d’une « force de la loi », parce que nos pratiques réticulaires seraient impossibles sans un recours à de multiples règles différenciées de fonctionnement – règles techniques, règles sociales, éthiques, juridiques ; et d’une « impuissance de la loi », la démultiplication des normes ayant un effet de dilution des contraintes associées à la règle, moins technique que légale, éthique, ou simplement déontologique. Nous devons en conclure que l’existence des réseaux et les contraintes déontiques les accompagnant induisent pour une philosophie du droit ou de la politique une remise à plat de la question très générale de la règle, de son efficace autant que des conditions de sa production, la tradition des institutions et du Droit ne suffisant désormais plus à comprendre ce que, dans le contexte de pratiques réticulaires et déterritorialisées, « régler » veut dire.

2 Il s’agit du code servant à interdire la copie, ou tout autre usage considéré comme illicite, d’un (...)

3 Pour une analyse plus approfondie de ces questions, voir notre ouvrage Des libertés numériques, Pa (...)

Pour reprendre un schéma conceptuel très classique, c’est un peu comme si l’on avait à penser quelque chose s’apparentant à un état de nature du cyberespace, c’est-à-dire un ensemble de conditions qui déterminent une exigence absolue de régulation là même où les outils régulatoires préexistants manquent à leur fonction régulatrice ordinaire. Dans ce contexte, la règle n’est pas ce qui opère une contrainte, mais c’est plutôt l’objet d’une visée qui passe inévitablement par un processus de fixation, l’instabilité et l’incertitude du processus même de la fixation étant ce qui caractérise son mode réticulaire de déploiement. Le travail de la règle, au cœur des réseaux, ressortit en effet autant à la définition technique des protocoles de communication, qu’aux restrictions éthiques ou légales que nous supposons nécessaires à une expérience tolérable de l’internet. D’où conflits de rationalités et surimpression des normes – couches logicielles allant du protocole aux fameux Digital Rights Management (DRM)2 des industries culturelles. Autre manière de désigner ces « conflits », essentiellement d’intérêt : la transgression n’est pas ce qui vient a posteriori faire exception à la règle tout en la confirmant, c’est ce qui forme a priori la matrice réticulaire de la règle, les réseaux tenant lieu de sphère de construction en même temps que de transgression des règles de leur fonctionnement approprié. Où l’on pense évidemment aux mises à jour logicielles, aux mises à jour des règles déontologiques de l’expérience réticulaire, aux mises à jour des règles légales s’appliquant – toujours temporairement – aux réseaux numériques3.

UN AXE ÉGOLOGIQUE

« Système de significations en translation » ne concerne, enfin, pas seulement ce que nous produisons sur les réseaux, mais ce que nous sommes face aux réseaux en même temps que, d’une certaine manière, dans ou sur les réseaux. Sans doute les objets de sens que nous disséminons à travers l’internet sont-ils « notre » œuvre, mais c’est d’une façon qui ne permet pas de précisément comprendre ce que « notre » ou « nôtre » – ou « mien » et « tien » – peuvent signifier. Adossée à la préconception selon laquelle nous sommes ce que nous sommes, empiriquement déterminés à développer des pratiques intellectuelles sur la base des compétences que la civilisation, notamment technologique, nous a distribuées, l’explication pourrait simplement consister à examiner les transformations induites dans notre rapport aux savoirs comme à nous-mêmes du fait des outils de numérisation et de télécommunication dont nous disposons désormais. Tâche qui ne fait défaut ni aux disciplines sociologiques, ni aux disciplines psychologiques. Lesquelles cependant ne touchent aucunement à une « métaphysique du Soi », pourtant requise. Il reste que cette dernière devrait, dans ses exigences, être à son tour fondée. Or, quelque chose la fonde, qui est la structure même de nos pratiques télécommunicationnelles et réticulaires. De plus en plus complexes et diversifiées, elles ne constituent ni une part plus ou moins importante de notre modernité, ni un simple aspect de notre vie individuelle ou sociale. Nous sommes pour ainsi dire « traversés » par notre expérience informationnelle et numérique, qui n’est pas le simple moyen de nos activités professionnelles et privées, mais l’élément dans lequel se déploient celles-ci et prend consistance notre propre existence. Pour dire autrement, nos outils de numérisation ne sont pas à strictement parler des outils, ils forment désormais la texture de notre existence, son voile technologique sinon même la chair et le derme de sa modernité.

Dans son analyse philosophique de la subjectivité – et par conséquent en tant qu’égologie – la diktyologie est ainsi appelée à enquêter sur le continuum numérique dont l’expérience réticulaire est la figure à la fois la plus commune et la plus emblématique. Non seulement nos écrans numériques ne sont pas comme des fenêtres ouvertes sur un infini informationnel, mais le lieu d’une remédiation de nos représentations sociales, culturelles, économiques, politiques ; mais, en outre, la démultiplication des outils numériques et une espèce de naturalisation de leur présence à nos côtés et progressivement en nous-mêmes – téléphones mobiles, puces RFID, instruments de géolocalisation, etc. – tendent à dissiper la frontière séparant notre être « en ligne » de notre être « hors ligne », et donc à fondre les espaces « réel » et « virtuel » dans un cloaque informationnel dont nous ne savons progressivement plus discriminer les propriétés. Ainsi se consolide un couplage progressif du « sujet » et du « monde », dont la diktyologie doit se faire l’écho dans un registre proprement phénoménologique. Que les univers numériques et informationnels ne soient pas « là-devant » et « disponibles », cela signifie que nous formons une réalité unique avec ce monde qui se donne les technologies numériques non comme son instrument mais comme une projection de nos possibilités et de notre identité contemporaines.

L’axe égologique de la diktyologie contribue donc à déterminer la constitution même de la « numéricité » du Sujet, dont les deux dimensions solidaires sont un appareillage technologique pour ainsi dire incrusté dans son existence, et une nébuleuse discursive lui permettant d’élaborer l’atmosphère symbolique à l’intérieur de laquelle il se débat avec son propre destin. En quoi « Sujet » s’avère d’ailleurs une dénomination commode, mais non pas exacte. Tandis, en effet, que la notion désigne traditionnellement une butée existentielle et sémantique – ce à quoi sont adossées les propriétés d’un existant – le contexte de la réticularité numérique paraît interdire la désignation d’un lieu ultime d’attribution de telles propriétés. Notre outillage électronique peut, non sans raison, nous paraître comme le moyen d’un accroissement de notre puissance intellectuelle et pratique : « toute » l’information est à portée de main, « tous » les savoirs sont disponibles, « toutes » les décisions – intellectuelles ou pratiques – peuvent être prises à « tout » moment, en connaissance de cause, à la lumière de « tous » les critères susceptibles de les déterminer. De là cependant à prétendre que nous sommes au centre de ces processus, il y a une distance critique impossible à réduire. Informations et savoirs ne sont que des flux, des translations en regard desquelles nous-mêmes peinons à tenir assiette ou équilibre. Bien plutôt, nous-mêmes sommes effets de cette indéfinie mobilité, et notre « identité » s’avère de part en part médiatisée par le tissu numérique dont nous prétendons avoir un usage maîtrisé. Disons autrement : nous ne sommes pas au-devant d’un univers numérique et réticulaire disponible, nous sommes désormais produits, positionnés, définis comme des effets de calculs dans un univers matriciel où, encore une fois, les frontières du « réel » et du « virtuel » s’estompent au gré de l’usabilité des outils informatiques dont nous nous encombrons.

Définir le « Sujet » en sa connectivité, c’est donc tenter de penser la subjectivité en des termes qui ne sont ni de substantialité, ni même simplement de logique, mais de pervasivité, de flux, de transition – subjectivité en somme pétrie de signifiance et pourtant immergée dans l’insignifiance. Car « exister » au cœur de flux infinis, et donc au titre de la production d’un nombre plus ou moins important d’objets de sens, c’est se déployer soi-même en un mode d’être qui risque paradoxalement de confiner à l’insignifiance. Les machines informatiques peuvent en effet nous informer de la visibilité quantitative d’une page web, d’un site ou du nombre de téléchargements de tel ou tel document publié en ligne. Mais nulle mesure des effets proprement intellectuels, de l’expérience critique et réflexive que suscitent de telles productions. L’on dira que c’est le sort de toute œuvre d’appartenir à son public et qu’aussitôt livrée, son auteur en est comme dépossédé. Or, il n’est plus question, ici, d’appartenance, il est question de circulation, de réplication et des multiples altérations que la nature numérique des œuvres rend possibles. En conséquence de quoi le « Sujet », autrefois « maître d’œuvre » de son œuvre, n’est plus désormais qu’un intermédiaire entre un certain état numérique et un autre état numérique de quelque chose dont la propriété essentielle est de se translater textuellement d’une partie à l’autre des réseaux numériques. L’inflexion phénoménologique de la diktyologie concerne cette double instabilisation du « Sujet » et de son « œuvre », celle-ci ne constituant plus la marque symboliquement inaltérable de son être propre, celui-là ne se laissant plus cristalliser dans des fonctions intellectuelles ou pratiques autonomes et durables. Il est vrai que l’internet n’est pas le lieu d’une découverte de la « déconstruction » du Sujet. En revanche, il constitue l’espace princeps d’une confirmation, voire d’une authentique réalisation de cette « déconstruction », qui ne fait plus figure d’hypothèse théorique – ou, en mauvaise part : rhétorique – mais traduit une vérité ontologique liée aux processus cognitifs aussi bien que pratiques que nous mobilisons pour être et faire ce que nous sommes. L’internet est en somme monde, et notre être-au-monde y est investi d’une manière nouvelle et singulière. Là est le centre de gravité d’une philosophie déployée comme diktyologie.

LA DIKTYOLOGIE : UNE HERMÉNEUTIQUE ?

Défini comme « système de significations en translation », l’internet pose le problème philosophique non de savoir comment en user de manière optimale, mais de comprendre comment nous y sommes nous-mêmes déterminés comme « êtres en translation ». Ainsi se dessine quelque chose comme un renouvellement de la métaphysique, si l’on veut dire avec quelque emphase, en tout cas le renouvellement d’une réflexion sur ce que nous sommes et sur la façon dont nous produisons notre monde symboliquement, linguistiquement, textuellement et scripturalement. Nous sommes effectivement appelés à repenser le travail de l’intelligence et l’élaboration des savoirs, à réfléchir notre construction du monde en son ordre et sa normativité, à reconsidérer quelque chose comme les fondements de l’existence autour d’une cristallisation sémantique nommée « subjectivité » – sans doute par commodité – mais qui se caractérise en tout état de cause comme le mouvement de préhension essentiellement intellectuel de ce que « dire » peut être et signifier dans un univers de réplication infinie de la parole et de ses alluvions textuels.

Aussi la diktyologie se détermine-t-elle comme un renouvellement de la réflexion sur l’existence considérée au point de vue d’une technologisation numérique de la vie. Le phénomène de la technique n’est certainement pas nouveau, ni l’intime corrélation de ce que nous sommes et de la façon dont nous usons du monde dans lequel nous sommes. En revanche, dans sa dimension numérique, la « technologisation » de la vie ne se résume pas au simple bénéfice d’une nouvelle puissance de communiquer. Bien plutôt, elle fait figure de quelque chose comme un greffon venant prendre progressivement sa place dans le système organique de l’existence humaine. Car c’est la vie même qui est prise au cœur de ce processus venu l’altérer, la reconfigurer, la conditionner. Témoins de cette modernité et de sa mue informationnelle ne sont pas tant les privilégiés de la connectivité, mais ceux-là mêmes qui en restent exclus ou y demeurent réfractaires. En creux, les « non-connectés » trahissent à nos yeux l’inassimilabilité du phénomène des technologies réticulaires et numériques. On n’entend pas qu’ils se heurtent au progrès des sciences et des industries informatiques, ou qu’ils constituent pour elles un challenge social et politique. On entend plutôt qu’ils participent d’autres logiques et d’autres rationalités, et que la pensée technologique doit assumer, comme son écho plutôt que son autre, les pensées non-technologiques.

Le rôle de la diktyologie est sans doute d’établir un lien entre les phénomènes complexes de mutation numérique du monde contemporain et les univers textuels et symboliques dans lesquels se réfléchissent ces phénomènes. Mais il est également d’assumer cette pluralité des mouvements qui, aux transformations radicales affectant une partie du monde, fait correspondre une lenteur et une « récalcitrance » capables, elles aussi, de produire l’univers symbolique de leurs propres modes d’être. Si profonde soit-elle, notre mue numérique existe auprès de visions concurrentes du monde, qui sont non pas tournées vers un passé révolu mais substantielles, présentes et durables. Un « Nouveau Monde » vient de se créer au cœur de l’« Ancien Monde », dont nous avons à penser non seulement la nouveauté, certes, mais également la contiguïté avec son aîné. Et cela se dit en termes de conflits, de lutte des classes, peut-être de heurts des civilisations, incontestablement de mutations et de métamorphoses – en tout état de cause : d’authenticités problématiques, revendicables, et presque toujours insensibles.

Notes

1 Sur cette expression, voir notre « Note sur l’édition numérique », conférence prononcée à l’ENS-Lettres et Sciences humaines en janvier 2007. [En ligne] : < http://diktyologie.homonumericus.net/spip.php?article57 > [à la date de la publication]).

2 Il s’agit du code servant à interdire la copie, ou tout autre usage considéré comme illicite, d’un bien culturel.

3 Pour une analyse plus approfondie de ces questions, voir notre ouvrage Des libertés numériques, Paris, Presses universitaires de France, 2008.


Projet de recherche en « diktyologie » (1) Genèse du projet

  • Vers 1993-1994, une connexion à l’Internet impliquait, du moins en France, de surmonter de multiples obstacles commerciaux, institutionnels, et techniques : les « fournisseurs d’accès à l’Internet » (FAI) étaient rares et onéreux, et le produit Internet n’appartenait pas encore au catalogue de l’entreprise téléphonique nationale. Les réseaux existaient bien, et la maîtrise technologique, au niveau de l’ingénierie informatique, en était très sûre, malgré leur complexité et la coexistence de structures diverses, comme RENATER, TRANSPAC, etc. De leur côté, les institutions, notamment universitaires, disposaient d’infrastructures techniques peu développées et restaient donc attentives à contrôler les procédures d’attribution de comptes de courrier électronique, donc d’accès aux réseaux. On pouvait du reste constater que les protocoles institutionnels d’attribution de tels compte tendaient à reproduire, dans le domaine de l’Internet, des habitudes administratives et des principes hiérarchiques que les réseaux allaient bientôt remettre profondément en cause. Enfin les outils matériels (modems) et logiciels (commandes UNIX) avaient quelque chose de parfaitement rédhibitoire, du moins pour le profane, de surcroît « littéraire ». À toutes sortes de lenteurs s’ajoutait ainsi une contrainte informatique - en fait linguistique et rhétorique - considérablement exigeante, et qui supposait la maîtrise d’un « sabir » toujours en usage à ce jour, mais dont l’utilisateur ordinaire est désormais libéré grâce aux interfaces graphiques qu’il a pris l’habitude d’utiliser. Une fois cependant ces difficultés surmontées, par les vertus conjuguées de l’adaptation et de l’obstination, l’expérience originelle de l’Internet allait présenter au moins deux dimensions solidaires : celle d’une ubiquité existentielle d’une part, et celle d’une temporalité très singulière d’autre part, l’expérience du « lag » ou de la latence.
  • Quoique cela puisse paraître paradoxal, l’ubiquité est immédiatement apparue comme une propriété réelle de l’existence réticulaire (en réseau), d’une réalité cependant qui devait se décliner sur le mode exclusif de la textualité. Dans le contexte en effet de communications ne pouvant avoir lieu qu’au moyen de commandes écrites en langage UNIX, excluant donc aussi bien l’image que, a fortiori, une représentation naturaliste de la présence effective des locuteurs/écrivants, il ne pouvait pas y avoir d’autre usage de l’Internet que textuel. Seulement l’usage de l’Internet, précisément, ne se laissait d’emblée pas réduire à celui du courrier électronique ou de la recherche documentaire, mais il s’est très rapidement déployé sur un mode extrêmement inventif, littéraire si l’on veut, et fondamentalement créatif et artistique. Très rapidement, avant même le début des années 90, s’étaient développé un usage ludique de l’Internet dont l’un des enjeux essentiels était de tenir comme des jeux de rôles textuels, comme s’il s’agissait de se disséminer textuellement et d’anticiper l’écho suscité par ses propres créations textuelles. Or c’était là une expérience non seulement fondamentale, mais en même temps tout à fait normale d’appropriation des réseaux. Être et agir, c’est-à-dire se dire, se décrire, et créer l’espace sémantique approprié à l’initialisation puis l’évolution de ses interactions avec d’autres (c’est-à-dire avec d’autres textes), cela pouvait spontanément paraître une manière naturelle de créer un singulier espace sémantique ouvert sur l’horizon de sa propre existence. En cela, le constat pouvait être fait d’emblée d’une intime conjonction de la rhétorique nécessaire à la pratique effective de l’Internet, au-delà en tout cas d’un usage rudimentaire et strictement utilitaire du courrier électronique ; et de la manière d’être et de désigner son ou ses objets sur l’Internet, même de la façon dont l’Internet lui-même permettait de désigner et décrire son objet. Typiquement, cette expérience était celle qu’on pouvait conduire sur les MOO [1], et elle aura prématurément fait surgir l’idée qu’une analyse théorique de la présence, considérée comme ubiquité sémantique, pouvait se charger d’élucider cette figure de l’existence qui prétendait se déployer exclusivement en termes de textualité et de plurivocité.
  • Or l’expérience d’une coïncidence de l’être et du texte allait se conjuguer à celle d’une temporalité dont la dimension essentielle était celle du « lag » (latence). Si, au sens strict et technique du terme, il s’agit là du temps de latence nécessaire à la communication pour qu’elle s’accomplisse et que le processus d’une opération téléinformatique soit achevé, le thème du « lag » fut très rapidement approprié par la théorie des pratiques textuelles en réseau comme désignant un moment constitutif et essentiel du processus créatif même dont il était question. Saisi comme latence, le temps déterminait une attente dont les aspects étaient multiples : attente dans le processus de l’activité « littéraire », ou du moins rhétorique, dans le processus de création de l’espace communicationnel du MOO, attente également de la composition effective de cet espace, inévitablement retardée par les limites techniques et objectives de la communication sur les réseaux, attente assumée et qui en somme s’intégrait de manière signifiante dans le processus même de la communication textuelle. En ce sens la temporalité de cette expérience - expérience de la présence textuelle réticulée, expérience de l’absence et de la latence - n’en est pas un simple accident, mais une dimension essentielle et constitutive, les opportunités co-créatrices des co-opérateurs étant fondamentalement infléchies par une actualité toujours retardée de l’interaction elle-même. Dans ces conditions, l’opérateur « en personne » pouvait apparaître comme n’étant pas simplement dans la position déterminante de l’auteur de ses propres compositions, mais constitué par la temporalité spécifique de ses opérations, en tant qu’opérateur enfermé dans le processus même de ses propres opérations, dans leur extension et dans leurs possibilités. La question qui se faisait jour était celle du paradoxe d’une machine qui, avec les contraintes logico-linguistiques qu’elle imposait, apparaissait comme une manière de co-auteur de cette rhétorique créatrice de la communication réticulée, sans dissociation nette entre les opérations en cours, et les contraintes techniques et logicielles liées au déploiement de ces opérations.
  • Or mon expérience des réseaux est née dans le contexte de mes activités d’enseignement et de mes tâches éditoriales, et s’est trouvée coïncider avec elles sur aux moins deux plans.
  • Quant au fond, la traduction de traités de Plotin sur le beau et l’intelligible allait permettre de remarquer et dégager l’importance d’une idée ancienne, remontant au platonisme, d’une « fuite » « Là-bas » [2]. La métaphysique de l’idéalisme antique pouvait apparemment constituer une toile de fond pour penser la désincarnation en même temps que l’identification du sujet, ou du moins de ce qui en tient lieu, aux processus intellectuels dans et par lesquels il prétend persévérer dans l’existence. À cet égard, la confusion idéale de l’un singulier dans l’Un universel semblait offrir un schème logique particulièrement fécond pour une pensée articulée de l’expérience des réseaux. C’est qu’en effet celle-ci laissait voir des pratiques dont le sérieux se cristallisait autour d’inventions intellectuelles et d’une « textualisation » de la vie, ou du moins de certains aspects de la vie : l’invention d’espaces ou dans une certaine mesure aussi de mondes dans lesquels évoluaient - et continuent d’évoluer - les avatars textuels de leurs propres auteurs/inventeurs, paraissaient devoir concrétiser quelque chose qui rétrospectivement se révélait comme une anticipation intellectualiste de la métaphysique (néo-) platonicienne : l’idée d’une existence réelle, mais dont toute la réalité aurait été donnée dans la textualité de son être propre. L’Internet offrait donc une métaphore technologique attachante pour une vision radicalement idéaliste du monde, une métaphore dont il fallait cependant prendre la mesure et tracer les limites, puisqu’elle passait par l’existence d’une structure industrielle et technique extrêmement lourde - les « tuyaux », comme on dit encore, et les machines qui en rendent matériellement possible l’usage et l’expérience.
  • Quant à la forme, la réédition de textes de Montaigne sur l’éducation et l’expérience participait d’un souci de mettre au jour la réticularité de sa pensée, et le fait qu’elle se produit sans cesse comme un écho, d’essais en essais, d’elle-même. Ainsi, tout comme les Essais paraissaient « réticulés », leur pléthore résultant de ce que leurs thèmes se font sans cesse réciproquement écho dans un système en quelque façon clos et infini à la fois - à la manière d’un vocabulaire, dont les termes en nombre fini admettent des possibilités combinatoires infinies - ; tout comme les Essais semblaient ainsi permettre une « navigation » non linéaire et une herméneutique de l’aventure et de la rencontre intellectuelles, la structure des réseaux et l’expérience qu’elle suscitait, dès 1994, avec la mise au point du langage hypertexte [3] et les premières implémentations de la « Toile », actualisaient et vivifiaient un questionnement déjà entamé sur les processus de l’écriture, de la lecture, de la compréhension, et d’une manière générale sur le travail de l’intelligence et sur son dire textuel.
  • Or dès la fin de 1995, autour de personnalités venues d’horizons intellectuels divers, mais que rassemblait un même intérêt pour les réseaux et leur « sens d’être », l’École Normale Supérieure a hébergé l’Atelier Internet de l’équipe de recherche « Réseaux, Savoirs, et Territoires », dont j’ai été un membre fondateur. Ses travaux ont touché autant à l’histoire du développement des sciences et des techniques, qu’à la linguistique et à la philosophie, avec l’intervention par exemple de Jean-François Courtine sur la question de l’écriture et de la sténographie chez Husserl, ou celle de Jack Goody sur la « technologie de l’intellect » et l’indissociabilité des techniques opératoires de l’intelligence et des produits de ses opérations. Une des idées directrices que différentes communications ont ainsi pu décliner fut que le langage, sous diverses formes (la mythologie orale ghanéenne selon Goody ou bien la technique sténographique husserlienne selon Courtine), procède d’une technologie de la pensée qui contribue non seulement à sa genèse, mais également à son organisation, son optimisation, et en fin de compte à la détermination du rapport symbolique général que l’esprit entretient aux choses et au monde.
  • Du reste, outre sa collaboration soutenue avec une équipe de chercheurs de l’Université du Québec à Montréal, parmi les accomplissements de l’Atelier Internet, dont les activités se poursuivent à ce jour, il faut compter un colloque en décembre 1999 sur le thème « Comprendre les usages de l’Internet », et en 2003 un second colloque autour des « Mesures de l’Internet ». Membre du comité scientifique des deux colloques, j’en ai aussi été le coorganisateur.
  • Par ailleurs, mon enseignement et mes responsabilités à l’Institut d’Études Politiques de Paris (« Sciences-Po ») m’ont permis de préciser et d’approfondir certaines problématiques liées à l’Internet.
  • Ce travail a d’abord donné lieu à la publication dès 1997 de mon ouvrage intitulé La Cité Internet [4], dans lequel sont réinterrogées à la lumière de l’expérience des réseaux certaines conceptions traditionnelles du politique, et notamment l’idée d’un vivre-ensemble dont l’instrument essentiel est en l’occurrence déterritorialisé et dématérialisé, sans pour autant qu’il faille considérer l’Internet comme une manière de substitut à l’espace conventionnel du politique. La réflexion conduite alors portait ainsi essentiellement sur les pratiques d’une citoyenneté réticulée et aux prises avec une réalité politique, mais aussi économique et sociale, profondément reconstituée et objet d’expériences originales. C’est dans la logique de ce travail que l’I.E.P. de Paris a permis la création d’un séminaire, de 1998 à 2001, sur les thèmes de l’Internet et du politique, de l’économique, et du social - certains travaux de ce séminaire se trouvent en ligne, hébergés par les serveurs de l’Atelier Internet.
  • Dans le contexte de ces activités, j’ai pu également intervenir, à titre d’expert, soit dans le cadre d’une mission d’étude du Ministère de l’Éducation Nationale sur les nouvelles technologies (1999-2000), dont les travaux ont abouti à la création d’un « Certificat informatique et Internet » ; soit dans le cadre d’une journée organisée par l’Assemblée Nationale en avril de l’an 2000 sur les questions liées au développement des nouvelles technologies et de l’Internet ; soit enfin dans les conférences ou colloques suivants : Imagina (1998 - intervention sur le problème de la validation des connaissances dans l’expérience de la pléthore informationnelle), Sciences-Po (1998 - présentation des grandes lignes de La Cité Internet), E.N.S.-Ulm (1999 - intervention sur le thème du désordre numérique), I.U.F.M. de Nantes (2000 - intervention sur l’usage éducatif de l’Internet), E.N.S.-Cachan (2001 - contribution à une théorie de la technologie), I.U.T. de Rennes (2002 - la déontologie des pratiques réticulaires), I.U.F.M. de Rouen (2002 - sur la vision utilitariste des réseaux).
  • De l’expérience acquise dans la pratique de l’Internet, et des travaux publiés sur cette question, ressort à ce jour l’exigence de penser non seulement les pratiques et les usages, non seulement les difficultés d’une appropriation de cet espace réticulé de l’écriture et du discours que constitue l’Internet, mais bien la pensée elle-même qui y est à l’œuvre, ses modes d’effectuation et de présentification, son rapport enfin à cette réalité sans substance qu’elle paraît composer de manière presque alchimique, et dont la structure est véritablement celle d’un monde.
  • Comprenons par là que la façon dont l’Internet constitue un horizon privilégié pour des pratiques à la fois sociales et intellectuelles n’est pas univoque. Si l’on prétend par exemple y déceler une gigantesque banque informationnelle de données, ou si l’on souhaite y voir une vaste étendue encyclopédique - l’une et l’autre chose étant du reste naturelles et sensées -, il ne faut pas omettre pour autant d’observer que la pensée qui y œuvre, sous la forme infiniment dispersée de pratiques individuelles et sociales, n’est pas seulement consommatrice de savoirs mais aussi fondamentalement créatrice de l’espace sémantique qui s’étend jusqu’aux confins de cet horizon. L’Internet est le lieu de ces pratiques sociales ou cognitives, de telle sorte cependant qu’il coïncide avec elles plutôt qu’il ne les suscite ou ne les provoque. En ce sens, on peut concevoir l’Internet comme la ratio cognoscendi des protocoles cognitifs généraux qu’il permet de mettre en œuvre, mais ceux-ci en retour comme la ratio essendi de l’Internet.
  • Là, dans cette dépendance réciproque des pratiques qui créent leur espace propre et de l’espace qui provoque ces pratiques, est de fait le noyau de ce projet de recherche visant à contribuer à une théorie des réseaux, à une « diktyologie générale » [5], et qu’il me paraît souhaitable de conduire dans le cadre institutionnel du Collège international de Philosophie.
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  1. Acronyme pour Multi-user Object Oriented (program) : il s’agit d’un programme qui permet la connexion d’un nombre plus ou moins vaste d’usagers sur une machine qui fait fonction de serveur. Il s’agit alors de créer, par le moyen de commandes textuelles précises, des « avatars » et leurs « espaces de vie » propres, de telle sorte qu’ils identifiés par les descriptions textuelles qu’en font leurs créateurs, mais aussi, assez paradoxalement, par les incidences sur ces descriptions de leur juxtaposition aux autres avatars, aux autres espaces, aux autres descriptions qui existent sur le serveur. Le programme étant « orienté objet », il s’agit donc bien de créer une manière de « réalité » dont toute la texture consiste dans le travail purement linguistique qui la rend possible : définition des « objets », des « êtres », des modalités de leurs « mouvements », de leurs « relations », etc. Un des serveurs les plus anciens, PMC-MOO, existe depuis 1993, et à une date relativement récente a migré des locaux de l’Université de Virginie dans ceux d’une association dans l’État de Georgie, avant de trouver dans un proche avenir son hébergement « définitif » sur le territoire australien.
  2. Par exemple dans le traité Du beau intelligible. Mais on trouve déjà cette idée dans le Théétète, par exemple (176a-b).
  3. Le langage hypertexte désigne le système de programmation servant à composer puis afficher les pages que nous visionnons sur la « Toile », le web. C’est un système d’encodage et de balisage qui détermine l’aspect et la composition de ces pages.
  4. Aux Presses de Sciences-po.
  5. Du grec díktyon, « filet », par extension « réseau ».