Il faut une parole scientifique crédible et légitimée

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Roger Genet : “Il faut une parole scientifique crédible et légitimée”

Reconduit à la tête de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), Roger Genet détaille pour Acteurs publics les missions principales à venir de cette agence. Elle doit renforcer sa visibilité internationale, dit-il, pour contribuer à construire un système de sécurité sanitaire ayant “une crédibilité maximale”. Sa parole doit avoir valeur “de référence incontestable”. Il faut, souligne-t-il, travailler à la constitution d’un système national des données environnementales. Et de rappeler le besoin d’une parole scientifique “crédible et légitimée” pour éclairer la décision publique.


Vous venez d’être reconduit pour un nouveau mandat à la tête de l’Anses. Alors que l’agence a élargi ses missions ces dernières années, quelle est votre feuille de route ?

L’agence va fêter ses 10 ans en 2020 : dix années qui ont permis de construire une agence sanitaire reconnue au niveau national et européen en s’appuyant sur des méthodes qui ont été précurseures en matière de transparence, d’indépendance d’expertise, d’intégrité et de déontologie. Notre action est fondée sur la qualité scientifique de nos travaux, qui viennent en appui à la décision publique sur le champ de la prévention des risques sanitaires et nos avis ont permis de fonder un grand nombre de politiques publiques sur des enjeux souvent à forte incertitude. Car pour qu’une évaluation de risque ne soit pas contestée, elle doit reposer sur une expertise et sur des données scientifiques au meilleur niveau international, gages de la confiance que l’on peut lui accorder. La mission principale de l’agence sur les trois prochaines années consistera à approfondir sa visibilité européenne et internationale pour contribuer à construire un système de sécurité sanitaire ayant une crédibilité maximale, partagé par le plus grand nombre d’acteurs possibles, publics et privés.


N’est-ce pas d’autant plus nécessaire aujourd’hui que la parole publique est de plus en plus remise en question ?

Il y a en effet aujourd’hui un besoin d’une parole scientifique crédible et légitime. D’abord parce que les attentes de nos concitoyens sont fortes sur les enjeux sanitaires et environnementaux, les questions liées au changement climatique, à l’évolution démographique, au recul de la biodiversité, etc. La sensibilisation de la société est plus forte qu’auparavant. Par ailleurs, j’observe une montée en compétence : les expertises scientifiques privées, associatives et citoyennes se développent, reposant sur des connaissances réelles, bien que souvent partielles. Face à ces expressions nouvelles aux compétences certes établies, mais forcément limitées, nous devons renforcer une expertise collective indépendante et transparente en mobilisant l’ensemble des disciplines existantes, avec un enjeu fort sur l’association des sciences économiques, humaines et sociales. Elles doivent être combinées aux sciences expérimentales. Notre parole doit avoir valeur de référence incontestable.


“C’est aux décideurs de décider et non aux chercheurs.”


Votre expertise scientifique met-elle en lumière l’état des connaissances, mais aussi des incertitudes ?

Nous devons en effet être totalement transparents en disant ce que l’on sait, mais aussi ce que l’on ne sait pas. Nous nous distinguons des organismes de recherche qui publient des résultats destinés à démontrer de nouvelles connaissances, des concepts nouveaux. En tant qu’agence sanitaire, nous devons aussi mettre en évidence l’absence de données, les données incomplètes, les connaissances limitées… Nous mettons aussi en exergue l’ignorance – j’utilise ce mot à dessein – sur certains sujets et certains enjeux.


Cela peut-il occasionner certains malentendus avec des décideurs publics désireux que les scientifiques leur apportent des scénarios et des solutions précises ? N’y a-t-il pas parfois une incompréhension sur le rôle des uns et des autres ?

C’est en effet aux décideurs de décider, et non aux chercheurs. Notre mission principale est de proposer une évaluation du risque s’appuyant sur des données scientifiques de référence. Ces données permettent ensuite aux décideurs publics, qu’on appelle gestionnaires de risques, de prendre une décision éclairée. La décision revient aux élus, au politique et non au scientifique ! Ceux-ci doivent tenir compte de l’état des connaissances aussi bien que d’autres éléments qui peuvent être d’ordre économique, liés à l’acceptation sociale, aux attentes exprimées par la société… C’est la raison pour laquelle la plupart des pays européens ont construit un système sanitaire bâti sur un principe de séparation entre, d’une part, l’évaluation du risque, qui s’appuie sur les connaissances scientifiques disponibles et les facteurs à prendre en considération et, d’autre part, la gestion du risque. L’Anses n’est donc en général pas décisionnaire. J’ajoute que nos dispositifs sont relativement jeunes : l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa) a vu le jour en 2002 et l’ancienne Afssa [Agence française de sécurité sanitaire des aliments, ndlr], en 1999. Cette distinction entre le rôle des uns et des autres est nécessaire. Et cela fonctionne !


“Les enjeux de sécurité sanitaire ne s’arrêtent pas à nos frontières.”


Pourquoi est-il nécessaire d’asseoir encore davantage votre légitimité sur le plan international ?

Parce que les enjeux de sécurité sanitaire ne s’arrêtent pas à nos frontières ! Quand on lance une alerte sur des résidus de produits chimiques contenus dans des couches pour bébés, sur des contaminants alimentaires, qu’on s’interroge sur l’usage des terrains synthétiques de football, il faut une coordination élevée au niveau européen et international pour que nos recommandations soient suivies d’effet. Protéger nos populations suppose de prendre des décisions ensemble. D’où la nécessité de produire un socle scientifique qui fasse consensus bien au-delà de la France. Il nous faut intensifier nos relations avec les agences partenaires, généraliser et harmoniser les méthodes d’évaluation de risque.


Concrètement, quelles formes ces relations internationales prennent-elles ?

L’Anses a été, ces dernières années, force de proposition au niveau européen sur plusieurs initiatives parmi lesquelles l’approche one health (“une seule santé”), qui englobe la faune, la flore et l’Homme dans son environnement. Nous vivons dans un environnement dans lequel les interrelations sont fortes et impactent la santé humaine. Nous coordonnons le programme européen One Health, doté de 90 millions d’euros sur cinq ans avec près de 40 institutions européennes participantes. Nous portons par ailleurs l’idée que l’Europe doit se doter d’un grand programme d’étude toxicologique pour être en capacité de mieux appréhender les risques émergents, la question des perturbateurs endocriniens par exemple. Comme les États-Unis, l’Europe doit se donner les moyens de promouvoir une recherche proactive vis-à-vis des risques chimiques, physiques, d’exposition aux ondes électromagnétiques, aux sons, aux champs magnétiques, aux lignes à haute tension, etc. Il faut pouvoir détecter les risques avant même de relever un impact sanitaire significatif. Cela signifie faire progresser les connaissances et mener des études indépendantes sur des sujets de controverse.


Comme pour l’impact du glyphosate, sujet de haute controverse ?

En effet, c’est le cas du glyphosate aujourd’hui, avec des comités d’experts réunis par les agences internationales et qui n’ont pas conclu aux mêmes niveaux de danger. Il est important de confronter les données disponibles. Il me paraît souhaitable que l’Europe se dote d’un fonds interagences sanitaires dans le cadre du prochain programme-cadre. Au-delà, l’Anses va renforcer ses relations avec ses agences sœurs au Canada, États-Unis, Japon, Chine, Inde… Il faut encourager les communautés scientifiques à travailler ensemble.


“Éclairer la décision publique en matière d’impacts, d’anticipation et de problématiques croisées.”


En développant de nouvelles approches et de nouvelles méthodes ?

Et de nouveaux sujets ! Je pense à la prise en compte des expositions multiples ou des effets cocktail. Par exemple, des expositions cumulées à des risques chimiques et physiques, des conditions de travail particulières tel le travail en horaires décalés… La prise en compte de la notion d’“exposome”, un concept correspondant à l’intégration des expositions cumulées pendant notre vie entière, nous oblige à revoir nos méthodes d’évaluation et à en inventer de nouvelles. Par ailleurs, nous sommes de plus en plus questionnés sur l’impact économique et social de ces risques et sur les alternatives qui pourraient être proposées dans la conduite des politiques publiques. Il nous faut donc, à moyen terme, proposer des méthodologies prenant en compte, dans une approche bénéfices-risques, l’intérêt des alternatives. Nous avons été saisis en ce sens dans le cadre de la loi APA sur la reconquête de la biodiversité de 2016 prévoyant l’interdiction des néonicotinoïdes, ces insecticides appelés “tueurs d’abeilles”. Il s’agit donc d’une démarche plus globale visant à éclairer la décision publique en matière d’impacts, d’anticipation et de problématiques croisées. C’est un challenge pour nous.


Face à la montée de ces enjeux, faut-il revoir l’organisation de l’Anses ?

L’objectif de l’Anses est de consolider les fondamentaux que je viens d’évoquer. Nous rendons 200 à 250 avis par an et quelque 4 000 décisions administratives de mises sur le marché (ou de refus…). Notre production de recommandations est importante sur des domaines très larges : alimentation, santé environnementale, santé au travail, etc. Et nous bénéficions d’une forte audience, j’ai pu le vérifier au Parlement, où l’Anses a été auditionnée une quarantaine de fois l’année dernière. Nous sommes ouverts à la société et à ses acteurs, notamment à travers nos différents comités de dialogue – celui sur les risques liés à l’usage des pesticides rassemble 52 parties prenantes – ou à travers notre conseil d’administration bâti sur une gouvernance de type “grenellienne”, à laquelle sont associés le monde associatif, les organisations syndicales, les élus via l’Association des maires de France ou l’Assemblée des départements de France. La fusion de l’Afssa [Agence française de sécurité sanitaire des aliments, ndlr] et de l’Afsset [Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail, ndlr], qui avait créé en janvier 2010 l’Anses, est pleinement digérée. Donc, non : rien ne justifie un nouveau jeu de Legos institutionnels, de rapprochement avec tel ou tel acteur et de changement organisationnel. Il s’agit plutôt, pour ma nouvelle mandature, de conforter notre positionnement, d’améliorer nos méthodologies et de poursuivre notre ouverture à l’international avec pour leitmotiv : confiance et transparence !


“Il faut un grand système national des données environnementales.”


Comment les nouvelles technologies, particulièrement l’utilisation des données, peuvent-elles venir en appui de vos expertises ?

Elles sont évidemment très importantes pour renforcer notre capacité d’expertise et développer des outils de prévention. Nous avons signé un accord avec le CEA Tech qui porte sur une vingtaine de projets concernant des solutions technologiques adaptées à notre action. Par ailleurs, nous priorisons nos recrutements sur les profils numériques, particulièrement concernant les données autour des enjeux d’intelligence artificielle, génération de données, techniques de séquençage, données génomiques en libre accès… Sur ces enjeux “data”, nous discutons avec de grands partenaires internationaux, notamment l’université de Singapour, pour pousser des initiatives au niveau mondial et tenter de constituer des bases de données internationales.


Les données dont vous disposez sont foisonnantes. Comment les exploiter au mieux ?

Nous disposons, à l’Anses, de plusieurs dizaines de bases de données : produits chimiques, biocides, pesticides, nanoparticules, nanomatériaux… Toutes ces bases ont bien sûr leur utilité, mais l’intérêt pourrait en être décuplé si nous étions capables de les interfacer et de les interopérer avec celles d’autres acteurs. Ce n’est pas un scénario de science-fiction, puisque cet interfaçage est à l’œuvre avec le Système national des données de santé (SNDS), qui permet aujourd’hui de traiter de manière simultanée les bases de données de la Sécurité sociale, des hôpitaux, des différents acteurs de la santé, etc. L’objectif de constituer un grand système national des données environnementales nous permettrait de progresser sur les enjeux de santé environnementale en liant, par exemple, d’un côté les données sur la qualité de l’environnement, sur la pollution, sur la caractérisation des substances chimiques qu’on retrouve dans l’environnement et, de l’autre, les données de santé. Nous progresserions fortement en matière de santé environnementale, un enjeu et un défi majeur pour les années à venir.


Votre appel rebondit sur l’actualité…

Le lancement du Conseil de défense écologique, l’annonce prochaine du plan national de Santé environnementale et celle de la stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens soulignent en effet l’enjeu majeur des données environnementales. Aujourd’hui, nous ne parvenons pas à définir des critères de qualité environnementale ni même un état de l’environnement, alors que toutes les données en la matière sont disponibles dans des bases qui ne se parlent pas entre elles… Un plan est nécessaire pour quantifier l’évolution du système, fixer des objectifs et montrer qu’on progresse dans la bonne direction en réduisant les risques environnementaux. C’est absolument essentiel !


Propos recueillis par Sylvain Henry

15 juillet 2019, 15:27, mis à jour le 15 juillet 2019, 15:42